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A la découverte des contes

... Le maître-fournier de S. Brancher ...

Jules Gross “Récits, contes et légendes des Dranses”, Editions à la Carte, 2000 – page 135

A l’époque lointaine dont je vous parle, en ce bon vieux temps, on ne disait pas encore S. Brancher, mais le bourg de S. Brancas, à cause de son saint patron, saint Pancrace.  Etre bourgeois de S. Brancas n’était pas un mince honneur.  Le bourg avait été une des premières localités à posséder des franchises, et si j’en crois une légenVillage de Sembrancherde de Saxon, le châtelain de S. Brancas siégeait avec celui de Martigny et de Saxon dans le village détruit d’Arbaray.

En ce bon vieux temps donc, alors que se dressait encore, au-dessus du bourg, le château de saint Jean avec ses tours et ses hautes murailles, et qu’à deux pas on voyait un autre castel, celui d’Etier, un bourgeois de ce gentil bourg, le maître-fournier, était attendu avec impatience depuis plus, d’une heure dans la maison d’un autre bourgeois, nommé Philibert.  Philibert demeurait dans la rue, ou disons mieux, au chemin de la Creuse qui conduisait au château de saint Jean. Sa maison était la dernière habitation de la Creuse. Au delà il n’y avait plus que deux ou trois granges.

Depuis plus d’une heure, le maître-fournier était attendu.  Il était près de minuit, et maître-fournier n’arrivait pas. Philibert et sa femme, ainsi que ses trois garçons et sa fille aînée, avaient fait tous les préparatifs prévus pour pétrir le pain, ce bon pain noir du bon vieux temps, mais on aurait pas voulu commencer le travail en l’absence du maître-fournier. Non seulement on se serait exposé à lui déplaire et à se voir privé de ses bons services une autre fois, mais Philibert craignait de tout gâcher s’il n’était pas présent pour diriger les opérations.  Personne n’avait au reste le droit de faire le pain et de le cuire au four banal sans son agrément…

Le maître-fournier avait pourtant promis d’arriver à onze heures au plus tard, et minuit était proche.  Philibert n’osait sortir à cette heure pour aller à sa rencontre dans la direction du village de la Garde ; ce n’était pas prudent, et il fallait être un dur à cuire comme le maître-fournier pour oser tenter l’aventure.  Il faut vous dire que le dernier raccard de ce chemin de la Creuse passait pour être hanté. Chaque nuit à peu près, on y entendait des bruits suspects, et les sorcières, assurait-on, y prenaient leurs ébats.  Mais cela était le moindre des soucis du maître-fournier.  Ne croyait-il pas à ces histoires ou bien possédait-il un secret pour se rendre invulnérable ou invisible ? On ne sait, mais ce qu’on sait bien c’est que presque toutes les nuits il traversait le bourg, montait à la Garde ou en revenait, franchissait le pont de S. Brancas et se rendait à Vollèges ou à Bagnes, partout où l’on réclamait ses services.

– Qui est-ce qui passe ici si tard ?

C’est le maître-fournier de S. Brancas qui, tout guilleret et chantant une vieille complainte, côtoie les hautes murailles du château de saint Jean et s’en va chez le bourgeois Philibert.  Un solide gourdin à la main, il fait des moulinets, et il chante, et il chante pour se donner du coeur et égayer sa route. Voilà enfin la Creuse.  Tiens ! quelle est cette musique étrange dans ce raccard ? C’est bien une montferrine.  On danse dans le raccard, là, tout près, le dernier, le plus vaste. Seraient-ce des jeunes gars et des jouvencelles qui profitent de la nuit pour danser sans permission du seigneur ? Ah ! s’ils, sont pris, ils payeront une forte amende.  Un grand tapage.

On dirait au moins une centaine de personnes, tant le bruit est grand. Et quelle musique ! Jamais le maîtrefournier n’en a entendue de si entraînante.  Il y a là deux ou trois vielleurs qui jouent, mais qui jouent à donner envie de faire des entrechats, aux vieux barbons comme le maître-fouriner. Le voilà devant le raccard. Il est brillamment éclairé, mais comme la porte en est close, il doit coller sa figure aux interstices des poutres pour voir le beau spectacle.

– Oui, se dit-il, nombreuse société. Et toujours arrivent de nouveaux couples.

Il les voit descendre le long d’une échelle qui va jusqu’à une soupente sous le toit.  D’où viennent-ils ? Impossible de le savoir. Ils continuent à descendre sur l’aire qui regorge de couples, tous attifés magnifiquement.

Ils sont tous vêtus magnifiquement : les danseuses, de robes de velours, ou de soie bleue, lilas, verte, rouge ou orange ; les danseurs, d’habits de drap fin marron, vert olive ou bleu, de larges gilets écarlates, de longues chausses moulant étroitement la jambe ; ces chausses de diverses couleurs également ; ils ont de longues, longues poulaines de cuir jaune. Les hommes portent toques de velours noir et de merveilleuses aigrettes. Tous ont des habits comme ceux des ancêtres et leurs, chants et leur langage évoquent une époque disparue.

Oh ! comme ils chantent, oh ! comme ils chantent, et avec quel entrain les couples tournent, se font de graves révérences, vont jusqu’au milieu de l’aire à la rencontre des couples qui leur font face, et reviennent à reculons à leur place, toujours en cadence. Les voilà maintenant qui tourbillonnent, puis se saluent en posant la main sur le coeur… Et les trois vielleurs, tout de vert habillés, chantent à pleine voix tout en mouvant leur main droite en cadence sur les cordes en boyaux de chat (pas d’autres cordes qui les vaillent) ; et il faut entendre comme elles chantent, comme elles chantent, les bonnes cordes des trois vielleurs vêtus de vert.

Que regardez-vous encore, maître-fournier ?

Il regarde celui qui dirige la danse, qui les excite de la voix et du regard, tous ces danseurs et toutes leurs belles, le maître de la danse qui voltige sans cesse d’un coin de l’aire à l’autre. Il danse tout seul d’habitude, mais parfois il offre son bras gracieusement à quelque damoiselle aux beaux cheveux, aux bras de neige, mais de nouveau le voilà qui danse tout seul : il est partout à la fois tant il danse rapidement. On croirait qu’il y a vingt maîtres du bal.

– Plus vite, souffle-t-il, plus d’entrain.

Et les couples volent et tourbillonnent, et la musique des vielleurs verts n’est plus douce ni câline, niais enfiévrée, ensorcelante, forcenée, comme endiablée.

– Que regardez-vous encore, maître-fournier ?

Il considère attentivement le maître du bal.  Ho, ho c’est étrange !  Le maître du bal portait un pourpoint de velours vert, des chausses rouge-feu et de longues poulaines de la couleur des chausses… Mais ce n’est pas cela qui intrigue le maître-fournier.  Au sommet de la toque de velours rouge-feu, au lieu de l’aigrette il voit jaillir deux petites cornes, toutes, petites, toutes mignonnes… Ho, ho ! qu’est-ce que cela signifie ?

– Que regardez-vous encore, maître-fournier ?

Le maître-fournier regarde les yeux, les yeux du personnage qui dirige la danse. Ils sont étranges ces yeux noirs… d’un noir profond comme la nuit sans lune et sans étoiles, froids comme l’acier d’une bonne épée, froids comme les séracs bleus des glaciers… ces yeux noirs parfois semblent tout rouges, plus rouges et plus flamboyants que les chausses, la toque et les poulaines du maître de danse, et ils lancent des étincelles. Quel feu mystérieux éclaire donc ces yeux noirs ?

– Que regardez-vous encore, maître-fournier ?

-Ho, ho ! voilà qui est bien étrange.  Ne dirait-on pas que le sire porte une queue rouge, une queue rouge-feu comme les chausses ?

Le maître-fournier n’a pas peur : c’est un brave à trois poils, je vous l’ai dit. Il regarde et sourit, et finit par rire à gorge déployée à voir cette queue rouge qui frétille et ces cornes mignonnes qui trouent la toque rouge…

– Que regardez-vous encore, maître-fournier ?

Il considère avec attention un échanson, vêtu de vert de la tête aux pieds.  L’échanson verse à boire aux danseurs et à leurs belles. Il leur présente en souriant une coupe d’or, et chacun et chacune pousse un hurlement après avoir vidé la coupe. De petites flammes bleuâtres voltigent au-dessus de la coupe. Quelle est donc cette liqueur que l’échanson présente en souriant, en s’inclinant avec grâce, à tous les couples ?

– Mais il, me semble que je le connais, cet échanson vêtu de vert ! je l’ai vu quelque part, se dit le maître-fournier, il y a longtemps, bien longtemps.

Il cherche à mettre un nom sur ce visage, et tout à coup, il pousse un petit cri, joyeux :

– Oui, ce doit être lui… Guido, le tavernier de S. Brancas que j’ai connu dans mon enfance.  On en racontait de si drôles sur son compte… Il avait un sourire si engageant pour attirer les bons bourgeois de S. Brancas… Oui, crédit pendant des mois et des années… puis, quand arrivait le temps joyeux des vendanges, le bon tavernier descendait à Fully avec de grands barils, et chaque pot bu à crédit valait deux pots ou même trois, ou même quatre de vin nouveau… et les clients rentraient bredouilles à S. Brancas, leurs barils à sec, et pendant ce temps les cuves et les «bosses» et les barils du maître-tavernier remontaient pleines à déborder… parfois cn devait lui céder un bout de champ ou de pré pour continuer à boire à crédit son délicieux rouge de Fully ou son muscat pétillant ; parfois c’était une grange, un raccard, un mazot, voire une maison qu’il daignait accepter en récompense de ses bons services… Tiens, se disait le maître-fournier, mais ce beau raccard il fut à lui… le plus beau raccord de S. Brancas… il l’avait reçu en payement pour du bon vin de Fully, bu à crédit pendant deux ou trois ans…

Et pendant que le maître-fournier riait à gorge déployée en songeant à ces bons tours du vieux tavernier qu’il avait connu dans son enfance, il entendit tout à coup le maître du bal dire d’une voix douce, mais légèrement narquoise :

– Hé, cher tavernier, va donc verser de ton bon vin de Fully à celui qui nous regarde devant le raccard.

Le maître-fournier ne regarde plus avec curiosité, mais il commence à comprendre que les choses pourraient se gâter et, sans, écouter davantage, il dévale vers la maison voisine où il est attendu depuis si longtemps, avec la vitesse d’un jeune polisson qui vient de jouer un vilain tour. Il entend la porte du raccard s’ouvrir à grand bruit, et voici qu’un homme court à sa poursuite.  Le maître-fournier redouble de vitesse et arrive sous l’auvent de la maison du bourgeois Philibert et il le franchit d’un bond.

Il entend alors une voix aiguë qui glapit :

T’as de bonheu d’avai passo le pleuvein, qu’atremein t’ira di noutro… (tu as de la chance d’avoir franchi l’auvent, sinon tu étais un des nôtres).

Le maître-fournier pénètre en tourbillon dans la maison. Il ne peut parler, tant il est ému, lui le brave à trois poils qui ne sait ce que c’est que la peur ; ses dents sont serrées et il s’affaisse sur un banc. Il lui fallut près d’une heure pour recouvrer son sang-froid et raconter ce qu’il avait vu.

On a érigé une croix en face de ce raccard de la Creuse afin de chasser ces esprits malfaisants qui venaient y prendre leurs ébats. C’est devant cette croix que la population de S. Brancher se rend en grande pompe le saint jour de Pâques pour y chanter l’alléluia.

Tous ne savent pas la légende de la Creuse, mais aujourd’hui encore, les gamins ont retenu la leçon finale. Lorsqu’ils se poursuivent dans les rues en poussant de grands cris, si l’un d’eux pour échapper à ses camarades réussit à se cacher dans le corridor d’une maison, les autres ne manquent pas de lui lancer ces mots :

T’as de bonheu d’avai passo le pleuvein, qu’atremein t’ira di noutro.

 

 

 

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