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A la découverte des contes

... Le Nain des Arlaches ...

Le val de Ferret, que les beautés de ses sites ont rendu célèbre dans le monde du tourisme, était totalement ignoré il y a une centaine d’années. Il l’était bien plus encore à l’époque où se place notre récit, soit vers le milieu du seizième siècle.

En ce temps-là, la vallée s’appelait “Comba Farri” (Combe de Ferret) et, en partie ensevelie sous les forêts de Saleinaz et de Frumion, n’avait pas encore révélé les merveilles glacières de la Neuva et du Mont-Dolent.

Vers le milieu du seizième siècle, vivait aux Arlaches un petit homme d’une trentaine d’années, dont la taille du reste fort bien prise, n’atteignait qu’à peine la moitié de celle d’un homme de grandeur ordinaire. Il se nommait Joson, mais on l’appelait communément dans le pays : “le Nain”.

Rien de difforme dans ce corps qui, jusqu’à l’âge de sept ans, avait grandi normalement, et dont un de ces phénomènes mystérieux de la nature avait arrêté tout à coup la croissance. Tous les organes étaient sains et vigoureux, tous les membres robustes et bien proportionnés, ossature et musculature ne laissaient rien à désirer. Le visage était ovale, régulier, orné d’une fine moustache noire, et percé de grands yeux bleus, profonds, voilés de longs cils, avec des reflets étranges, décelant ou une pensée obsédante et cachée, ou une énorme tristesse. jamais on ne l’avait vu rire. Mais, par contraste, et comme par compensation, Joson était d’une intelligence très ouverte, très vive, à l’affût de tout ce qui pouvait la développer et l’enrichir. Rien n’échappait à son esprit observateur et sagace, et ces qualités, si précieuses en un temps où le peuple, sous le joug de la juridiction féodale, croupissait dans l’ignorance et la superstition, en avaient fait l’oracle des Arlaches.

 

Un être providentiel !

En effet, craignait-on un des malheurs si fréquents dans les pays de montagnes, tels qu’avalanches, éboulements, inondations, vite on courait chez le Nain, qui, par les ressources de son intelligence, trouvait le moyen de conjurer le fléau. Une vache ou une brebis étaient-elles égarées dans les rochers, menacées de choir dans les précipices, sans issue possible de retour, vite Joson était requis, et la journée ne se passait pas sans qu’on le vît arriver, ramenant la vache par le licou ou portant la chevrette sur ses solides épaules.

Il faut savoir que, dès le bas âge, ses parents étant morts jeunes, le petit Joson avait été confié à une vieille tante, pauvre et infirme, qui l’avait “laissé pousser” au gré du sort, le laissant presque entièrement livré à lui-même : la masure de la vieille tante ne lui servait que d’abri pour la nuit, car le jour se passait tout entier en courses vagabondes à travers les forêts, les Alpes et les glaciers, et l’on se demandait, au hameau, de quoi pouvait bien vivre le pauvre petit durant ses longues absences réitérées. C’est que le Nain était d’une extraordinaire sobriété, qui lui permettait de vivre toute une journée d’un morceau de pain noir et de fruits sauvages, arrosés de l’eau fraîche des sources.

 

La croix

A ce jeu, son corps était devenu d’une vigueur, d’une souplesse et d’une endurance que rien ne rebutait. C’est ainsi qu’un jour, des ouvriers qui travaillaient à la construction du clocher de Som-la-Proz, village posté en sentinelle au seuil de la vallée, vinrent demander au Nain de se charger du placement de la croix sur la flèche, aucun d’eux n’osant accomplir ce tour de force. Joson se rendit sans hésiter à l’appel qui lui était fait, s’attacha la lourde croix sur le dos, grimpa les échelles comme un chat, planta quelques solides chevilles de fer dans les bois de la flèche, dont il atteignit aisément le faite et, sans effort, y planta le coq et la croix latine. Ce fut, au milieu des ouvriers ahuris, un cri de joie et d’admiration.

Le Nain regagna le sol en se glissant, pareil à un félin, le long des arêtes du toit et des échelles et, sans nul émoi ni sourire, reçut quelques deniers pour sa récompense, et disparut aussi vite qu’il était venu.

 

Alerte !… Inondation !

Un autre fois, c’était le gros torrent d’Orny qui, gonflé par la fonte des neiges, menaçait de faire déborder la Dranse. C’en serait fait, alors, non seulement de tout le hameau des Arlaches, mais encore de la Ville-d’Issert et de Som-la-Proz. Il n’y avait dans tout le pays que le Nain des Arlaches capable d’empêcher une catastrophe.

Joson sollicité prit avec lui deux hommes armés de pelles et de pics. Il les conduisit, portant lui-même un lot d’outils plus gros que lui, à travers les escarpements de la forêt du Mont-Giroud, jusqu’au torrent de Guero, qui, lui aussi, menaçait de bondir dans la vallée. Il fit aussitôt creuser un canal de détournement et plusieurs petit canaux latéraux, qui menèrent l’eau se perdre et se disséminer dans les flancs de la colline et, tout danger se trouvant écarté de ce côté-là, le Nain et ses deux aides grimpèrent plus haut, atteignirent, après plusieurs heures de rude marche, le petit défilé du “Grépillon de l’Ours”, au pied du glacier d’Orny, d’où s’échappe le torrent du même nom.

Le lit du torrent fut dévié fort habilement grâce à un fort barrage qui le divisait en plusieurs branches et donnait à son cours l’allure lente des eaux d’infiltration, empêchant ainsi toute crue subite de la Dranse; la catastrophe se trouvait dès lors conjurée.

Quand la besogne fut terminée, Joson dit à ses aides : “Maintenant, nous pouvons partir, les diablotins peuvent faire ce qu’ils voudront, la Dranse ne bougera pas.”

De fait, la Dranse ne bougea pas et les habitants des Arlaches, de Ville-d’Issert et de Som-la-Proz purent dormir en sécurité.

 

Le mystère du Nain !

De plus en plus, le Nain passait aux yeux de la population de Comba-Farri pour un être mystérieux, surnaturel, et, bien qu’on eût le preuve que le petit déshérité de la nature ne se servait de sa supériorité que pour faire le bien et rendre service, quelques-uns le jalousaient, s’en méfiaient, lançaient contre lui des allusions qui frisaient l’ingratitude et la malveillance.

Si ceux qui le jugeaient mal l’avaient vu à l’oeuvre, du matin au soir, s’entraînant aux labeurs difficiles, stimulant ses nerfs et ses muscles par des exercices durs et parfois violents, où il risquait de se casser le cou ou les reins, ceux-là se seraient vise ravisés, à moins qu’ils ne fussent réfractaires à tout bon sentiment. La vérité est que nul ne savait ce qui se passait dans la haute intelligence et dans l’âme élevée qui résidaient dans ce corps tronqué par une bizarrerie inexplicable de la nature.

 

Jacquemine

Nul, sauf Jacquemine, sa voisine, du même âge que lui, élevés côte à côte, enfant chétive et délaissée, que Joson avait prise en affection et en avait fait la confidente unique de ses pensées. C’était pour elle qu’il escaladait cimes et glaciers, pour lui porter des fleurs des Alpes, des “simples” qui devaient donner à sa santé ce que l’indigence lui refusait ; c’était pour elle qu’il fouillait les grottes dangereuses, pour en rapporter des cristaux chatoyants, dont il faisait des colliers et des pendants d’oreilles pour l’ornement de celle qu’il aimait.

Elle savait, elle, Jacquemine, que Joson était le meilleur enfant du monde. Il lui avait raconté toute sa souffrance d’être resté petit, et, par un injuste sort, d’être condamné à demeurer un “rebut” de la société, alors que ses aspirations les plus chères l’eussent poussé vers une plus noble destinée, celle où l’homme en possession de tout ce qu’il faut pour réussir, parcourt le monde pour y semer l’influence de son esprit et de son coeur.

Ce beau rêve ne lui était pas permis ; la nature, en marâtre, l’en avait brutalement privé. Et c’était pour se venger, en quelque sorte, de cette injustice, qu’il avait résolu, tout en étant le dernier des habitants de la vallée pour la taille, à laquelle tant de préjugés sont attachés, d’en être le premier pour l’intelligence et l’effort.

Ne pouvant rien changer à ce que l’aveugle hasard, la fatalité, avait stupidement consommé, il entendait au moins lui montrer que là s’arrêtait la tyrannie de sa puissance, et prouver que l’homme, avec son seul cerveau pour moteur, est capable de dominer toutes les forces de la nature.

 

Jalousie

A l’âge de trente ans, Joson avait prouvé la chose, en miniature c’est vrai, dans le cercle restreint où il était appelé à se mouvoir, et le Nain des Arlaches avait forcé l’estime et l’admiration à dominer, à éclipser même la pitié que son infériorité physique avait suscitée autour de lui, au point qu’on ne le plaignait plus, mais qu’on le jalousait. Les faits ne devaient pas tarder à le prouver.

Un jour d’été, Joson était parti de bon matin, avec son troupeau de chèvres pour les pacages de Saleinaz. Il en revenait le soir, à la nuit tombante, chargé de guirlandes de fleurs qu’il apportait à Jacquemine, le seul être au monde dont l’affection avait le pouvoir d’éclairer d’un sourire ce visage taciturne.

Arrivé sur le grossier pont de poutres jeté en travers de la Dranse, vers les chalets de Praz-de-Fort, une pluie de pierres, lancées de la forêt, s’abattit sur lui ; il voulut fuir, mais au même moment un projectile le frappant à la tête l’étourdit et le fit choir dans la rivière, heureusement peu profonde en cet endroit. Par un sursaut d’énergie, par un effort surhumain, malgré la douleur et le sang qui coulait de sa blessure, Joson put atteindre la berge où il retomba, sans connaissance. Son troupeau arriva seul au village. Grand fut l’émoi de Jacquemine, qui supplia son père de partir, avec elle, à la recherche du disparu.

Munis d’un flambeau de résine, ils se mirent immédiatement en route; dix minutes de marche les amenèrent au pont de Praz-de-Fort où ils découvrirent, au bord du sentier, le corps inerte du Nain.

 

La mort du Nain

Jacquemine éclata en sanglots, répétés par les échos de la forêt, tandis que son père chargeait sur ses épaules le corps ensanglanté du Nain. Arrivé à la masure, on déposa le blessé sur son lit de camp où des soins empressés le ranimèrent. Il put ouvrir les yeux et articuler quelques paroles entrecoupées: “au pont de Praz-de-Fort…. bergers m’ont jeté des pierres…, tête fendue…, tombé à la Dranse.”

Pendant la nuit, une forte fièvre se déclara, et, en l’absence de tout médecin et de tout secours autre que le désespoir de Jacquemine, Joson, au matin, avait le front glacé : le Nain des Arlaches était mort.

Le chagrin de Jacquemine fut indescriptible et la population, qu’une crainte superstitieuse hantait, comprenant tout ce qu’elle avait perdu, pleura sincèrement son petit protecteur. Le Nain était à peine enterré dans le petit cimetière de Som-la-Proz que des pluies torrentielles s’abattirent sur le Val de Ferret, faisant déborder, pendant une nuit, tous les torrents de la montagne.

 

Désespoir et désolation

La Dranse rompit ses digues, emportant tout ce qu’elle trouvait sur son passage; plusieurs maisons des Arlaches et de Ville-d’Issert furent entraînées par les flots boueux de la rivière, qui charriait des blocs gros comme des maisons. La tempête dura toute la nuit, sans qu’aucun secours ne fût possible. Au matin, la pluie et le vent avaient cessé, mais le spectacle était désolant. La vallée était recouverte de sable et de cailloux, il y régnait un silence de mort, l’aspect de ces lieux, naguère verdoyants et fleuris, était terrifiant.

Mais ce qui causa au sein de la population une profonde angoisse, ce fut la disparition de Jacquemine. Jamais on ne sut ce qu’elle était devenue; les flots l’avaient-ils emportée au moment où elle cherchait à fuir, ou avait-elle été écrasée sous un des blocs éboulés du Mont à Tchuay ? Mystère ! Les gens du pays se disaient entre eux que l’inondation était la vengeance du Nain, qui était revenu sur la terre pour chercher Jacquemine et l’emmener avec lui dans l’autre monde. La vallée était-elle, désormais, vouée au malheur ?

Pour conjurer le courroux du ciel et prévenir le retour de semblable catastrophe, des âmes pieuses firent édifier au confluent des Dranses d’Entremont et de Ferret, où l’inondation avait arrêté ses ravages, une chapelle dédiée à Saint-Eusèbe, qu’on vint dès lors implorer, de très loin, pour la guérison d’enfants malades ou infirmes.

La chapelle existe encore de nos jours, mais le souvenir du Nain des Arlaches a complètement disparu.

Solandieu

Extrait du « Messager boiteux », 1925

Solandieu

Récits, contes et légendes des Dranses,

Editions à la Carte, 2001

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