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A la découverte des contes

... La pierre de la fée ...

Bérard Clément Récits, contes et légendes de Vollèges et Levron Editions à la Carte, 2002

On prétend que les gens de Charrat sont des esprits forts n’ayant qu’une seule foi, en leur supériorité, qu’une seule ambition, celle de surpasser, en tout, leur prochain.  Or, il en fut de tous temps ainsi, paraît-il; mais leur fanfaronnade et leur orgueil ont failli leur coûter cher, jadis.

Oyez plutôt!

Probablement les seuls de tous les habitants du Valais, il ne croyaient pas en ces nombreux génies qui, autrefois, peuplaient nos rochers, nos alpages, nos glaciers, nos bois et nos chalets.

Pourtant une fée avait élu domicile dans la forêt qui s’étend entre Laplyeyoeu et Lalliou.  Chaque automne, elle faisait sa provision de bois pour toute l’année; mais en voyant ces branches soigneusement empilées, les Charratains se les appropriaient sans scrupule.  La fée ne dit rien la première fois, elle grommela la seconde fois et se fâcha tout rouge la troisième fois; enfin, lorsque le quatrième voleur survint, il fut reçu d’une telle façon qu’il perdit l’envie de recommencer.  Il raconta son aventure à ses citoyens, fut hué et se tint coi.  Un cinquième tenta la chance: il revint tout meurtri.  Un autre, puis un autre encore, et bien d’autres s’en allèrent ainsi, plutôt par bravade, mais tous revinrent dans un fort piteux état: la fée les avait culbutés dans les rochers.  L’un eut les côtes cassées, les autres perdirent un oeil, un bras ou une jambe.  Enfin bref, il y eut bientôt tant de mutilés dans Charrat que le village ressemblait fort à un asile où l’on recueille les blessés de guerre.

Les esprits forts devinrent-ils croyants pour autant?  Ah! bien oui ! Il fallait les entendre commenter les accidents survenus aux malheureux, se rire de leurs infirmités et gloser dru et menu sur le dos des imaginaires esprits de la montagne.

L’irritation de la fée fut à son comble.  Elle résolut d’exterminer cette population gouailleuse.  La commune de Charrat est formée de deux villages: Charrat-Vison ou la Chapelle et Charrat-les-Chênes; il fallait les détruire tous les deux afin que cette race d’orgueilleux fût éteinte.

La fée prit un bloc de pierre considérable et le précipita sur Charrat-la-Chapelle.  Le rocher dévala la pente vertigineuse, brisant les arbres comme des fétus de paille, soulevant un nuage de poussière et entraînant après lui une avalanche de pierres.

Les Charratains entendirent le fracas dans la montagne, virent le bolide descendre sur eux et se sentirent perdus; mais aucun de ces esprits forts n’ébaucha le signe qui pardonne, le signe sauveur.  Le tourbillon de poussière passa comme une rafale sur leur village; mais le bloc terrible dévia de sa course et se planta dans les champs de blé aujourd’hui transformés en vignes d’où il émergeait noir et menaçant.

Quand la fée voulut perpétrer son forfait, un prêtre officiait dans la chapelle de Charrat.  Au moment où le ministre de Dieu éleva l’hostie blanche, l’hostie rédemptrice, le bloc dévalait la pente; il dévia et s’arrêta miraculeusement comme on vient de le voir.  Les incroyants avaient été sauvés par un prêtre.

Comme bien on le pense, la fée qui ne s’expliquait pas son échec rageait, pestait contre les Charratains et les vouait aux gémonies.  N’ayant pas réussi à détruire Charrat-la-Chapelle, elle se promit d’agir avec plus de précaution contre les Chênes.  Il lui fallait pour cela trouver un rocher dur comme le fer et lourd comme le plomb!  Elle explora toute la région: la montagne du Lein, celle du Tronc, le Mont-Chemin, la Pierre à Voir.  Elle trouva des blocs ronds comme des galets et lisses comme des miroirs; elle en vit de grands comme des maisons; elle dédaigna le marbre de Chemin, le fer du col des Planches, le granit de Laillou, le calcaire de la Pierre à Voir; elle ne trouva rien qui pût la satisfaire.  Elle porta ses investigations jusqu’au fond du val de Bagnes où elle vit de la serpentine et de l’argent; mais cela ne fit pas encore son affaire.  Elle passa alors dans le val Ferret.  Là, non loin du Grand-Saint-Bernard, elle n’eut que l’embarras du choix.  Une montagne venait de crouler sur sa base; des blocs épars gisaient de tous côtés.  On eut dit volontiers que des géants s’étaient lapidés en ce lieu, tant la nature offrait là un chaotique désordre.

La fée prit un bloc vert comme le sapin d’alentour, lourd comme le plomb et dur comme le fer, le mit dans son tablier et s’en alla.  Un sourire féroce illuminait son visage décrépit.  Et dans les villages où elle passait en courant, les enfants se cachaient en voyant ce sourire, les grand-mères hochaient la tête, et, sur les alpages, les bergers se signaient en détournant les yeux.

Enfin, épuisée par la fatigue et la faim, la fée arriva au village du Levron.  Un homme se tenait sur le pas de la porte; il la vit, et comme son cœur  était bon, il l’invita à se restaurer.

– Bonne fée, lui dit-il, après avoir rempli les devoirs de l’hospitalité, pourquoi vous chargez-vous d’une si grosse pierre?  Son poids vous accable par cette chaleur caniculaire.

– Pour caresser l’échine des mécréants, dit la fée, en avalant sa dernière bouchée; et, passant sa langue de feu sur ses grosses lèvres, elle éclata d’un rire qui fit frissonner son interlocuteur.

– Avez-vous encore une longue course à faire? hasarda l’homme.

– Une montée et une descente, et tout sera accompli.

La montée pour moi, la descente pour ce joujou+, ajouta-t-elle en montrant la pierre qu’elle avait apportée.

L’homme n’osa pas pousser plus loin ses questions; il avait d’ailleurs cru comprendre le sinistre dessein de la fée. Il lui donna un morceau de pain pour la route et rentra chez lui.  Cependant, la sorcière s’était assise auprès de la pierre et n’avait pas tardé à s’assoupir.  L’homme guettait cet instant.  Il partit en toute hâte pour informer les Charratains du sort qui les attendait.  Le désir de sauver ces malheureux lui donnait des ailes.

 

Le voici au col du Lein ! Dans trois quarts d’heure, il aura donné l’alarme.  Pourvu que la fée ne s’éveille pas avant!  Il s’arrête pour reprendre haleine, car la sueur ruisselle de son front.  Mais voilà qu’en se retournant il aperçoit la fée à la lisière du bois. Il détale à toutes jambes et disparaît.

La fée atteint le sommet du col; mais auparavant elle a vu la silhouette de son bienfaiteur se perdre comme une ombre au bas de l’alpe déclive qui surplombe Charrat.  Elle s’arrête hésitante.  Si elle roule le rocher, l’homme est perdu; si elle ne le fait pas, les mécréants triomphent.  Reconnaissance ou vengeance?  Lequel de ces deux sentiments va l’emporter?

Elle regarde la pierre queue porte dans son tablier, cet amour de rocher qu’elle est allée quérir si loin, et ses yeux ont une lueur mauvaise; mais voilà qu’au même instant ses regards tombent sur le morceau de pain qu’on lui a donné au Levron.  Il lui semble soudain que ce bout de pain grossit et s’alourdit, à tel point que les lacets de son tablier se rompent et la pierre tombe à terre.

La fée s’enfuit en poussant un cri et jamais plus on ne la revit.  L’amour avait triomphé de la haine.

Le bloc repose au faîte même du col, derrière l’oratoire élevé par la foi des ancêtres.  Il est toujours là, vert comme les sapins d’alentour, dur comme le fer, lourd comme le plomb.  Les habitants de la région l’appellent la Pierre de la Fée.  Lors de la construction d’un hôtel dans ces parages, on a voulu l’exploiter, mais on a dû y renoncer; il était dur comme le fer, pesant comme le plomb.

Mais, revenons à notre récit.

Les gens de Charrat restèrent incrédules aux paroles du Levronnain; mais devant le témoignage irrécusable du quartier de rocher, ils durent se rendre à l’évidence.  Ils gardèrent une profonde reconnaissance à l’homme généreux qui les avait préservés d’une si grande catastrophe, et pour lui prouver leur gratitude, ils lui cédèrent en toute propriété ainsi qu’à ses concitoyens des terres en haut de leur village.

Voilà pourquoi tous les Levronnains qui possèdent des mazots à Charrat, et ils sont nombreux, les ont au sommet des Chênes et non à Vison; et pourtant, le chemin principal venant du Levron aboutit à cette dernière localité.

 

 

 

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