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A la découverte des contes

... Le marguillier de Lens ...

Solandieu « Légendes valaisannes » 1997 et Récits, contes et légendes du Grand Lens, Editions à la Carte, 1996

 

Autretrefois, à Lens, à part la sonnerie des cloches pour les circonstances ordinaires: messes, vêpres, enterrements, etc., l’office du marguillier comportait aussi la sonnerie de la grosse cloche, la Barba Joyousa (Barbe joyeuse), — probablement en souvenir de Barbe de Platéa, qui fut en son temps marraine d’une foule de cloches — pour conjurer l’orage et préserver les récoltes de la grêle.

Au XVe siècle, la famille Bonivini avait fourni toute une dynastie de marguilliers-sonneurs. Leur longue expérience leur faisait pressentir les orages et presque jamais, grâce à leur fidélité au poste, ils n’avaient laissé abîmer les récoltes; aux premières gouttes chaudes, aux premiers grêlons, ils étaient là pour sonner le bourdon, et l’orage se dissipait aussitôt.

 

Par un beau jour d’été, au moment où les blés d’or allaient être moissonnés, le marguillier Bonivini se trouvait au hameau de Chilin, occupé à arroser ses vignes.

Vers deux heures de l’après-midi, il dit à ses compagnons de travail:

— Je vous laisse, il faut que je monte à Lens, un orage se prépare. Les paysans se mirent à rire:

— Comment ! un orage, par ce temps calme et serein !

— Comme je vous le dis ! riposta sèchement le sonneur; ne voyez-vous pas ce tout petit nuage cornu au-dessus du Ravuin ? (Rawyl)  Cela ne me dit rien de bon, il y a là un commencement de réunion de sorciers, de ceux de la synagogue, qui vont préparer la grêle pour ravager nos blés. Je vous quitte.

Et notre marguillier s’en fut en hâte, par les courtes[1], vers l’église de Lens.

Il était arrivé au Virèss, dernier contour du chemin avant d’atteindre le village, quand le ciel s’assombrit tout à coup; un roulement lointain de tonnerre se fit entendre, tandis qu’un gros nuage noir s’avançait du côté du Ravuin. Plus de doute, c’était un orage de grêle.

Le marguillier appela immédiatement les aides-sonneurs et tous ensemble, ils mirent en branle la Barba Joyousa. La cloche s’ébranle et voltige dans la tour sans qu’un seul son en sorte; le battant reste comme figé au milieu de la cloche, en dépit des formidables secousses qu’on lui imprime. La première rafale de grêle tombe.

— Nous sommes perdus ! s’écrient les sonneurs. Un sorcier retient le battant de la cloche ! Si au moins l’on sonnait la Liavouina d’Arbaz et la Giachetta de Montana ! (deux cloches qui avaient le même privilège que la Barba Joyousa de Lens), mais l’on n’entend rien ! Que faire?

— Continuez à sonner, dit le marguillier, je vais donner sa place au mauvais esprit qui se cramponne au battant de la cloche.

Et Bonivini lui assigna la forêt du Tzan dans les gorges de la Lienne. Puis le brave homme se mit à réciter l’Angélus.

Au moment où il prononçait les paroles sacramentelles: « Et le Verbe s’est fait chair », la cloche sonna, et l’on vit sortir par les fenêtres du clocher une espèce d’oiseau ressemblant à un pic-vert, mais beaucoup plus gros. Il se dirigea comme une balle du côté de la Zour du Tzan (forêt du champ), et l’orage prit la même direction. La grêle tomba dans les gorges du Ravuin, où elle ne fit aucun mal.

L’automne suivant, le marguillier Bonivini se rendit à la foire de Sion pour y acheter du bétail. Il y rencontra un homme âgé et borgne qui le salua amicalement et l’invita à l’auberge, où il voulait lui offrir un bon dîner.

Le marguillier, étonné, lui dit:

— Mais, je ne vous connais point, je crois que vous vous trompez !

— Pas le moins du monde, moi je vous connais bien, vous êtes le marguillier Bonivini, de Lens, et vous m’avez rendu un jour un fier service, je vous raconterai cela en dînant.

Le marguillier, intrigué, accepta invitation.

Pendant qu’ils faisaient honneur à un copieux repas, le Mounjo (habitant de la vallée d’Hérens) lui dit: « Te souviens-tu encore que, pendant un orage, l’été dernier, tu ne pouvais faire rendre aucun son à la grosse cloche de Lens ? Eh bien ! c’était moi qui tenais le battant de la cloche, envoyé par la société des sorciers. Au moment où tu priais l’Angélus, je fus projeté, suivant ton ordre, à la Zour du Tzan et là, j’ai donné de la tête contre une branche sèche d’un vouargno (sapin blanc), et me suis crevé un œil. Voilà pourquoi je suis borgne Et parce que je suis borgne, on m’a exclu de la société des sorciers, dont je désirais ardemment, depuis longtemps ne plus faire partie, parce qu’il n’y a que du mal à faire; mais on ne peut plus en sortir une fois entré, à moins d’être infirme. C’est donc à toi que je dois mon salut, et cela, tu l’avoueras, vaut bien un dîner.

 

 

 


[1] Expression valaisanne signifiant un raccourci.

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