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A la découverte des contes

... La Pierre du Diable ...

Clément Bérard, RCL Levron et Vollège, Editions A la Carte

Lorsque, venant de Charrat ou de Saxon, on est sur le point d’atteindre le col du Lein, on remarque, à droite du sentier, un bloc de rocher que les indigènes désignent sous le nom de « Pierre du Diable ».

Voici la légende qui s’y rattache :

Les gens du Levron passaient autrefois pour les plus enragés danseurs de l’Entremont ; et ce n’est pas peu dire, car les Bagnards ont toujours joui d’une solide réputation sur ce point.

Les jours de fêtes patronales étaient attendus avec une impatience fébrile par la jeunesse de l’endroit. Durant trois jours, c’était la règle, on fêtait dignement, aux sons des violons, les patrons saint Jean-Baptiste ou saint Antoine. Et souvent, pour maints jouvenceaux et jouvencelles, cette fête bachique et lyrique se prolongeait une semaine durant. C’était alors des jours de gaieté, de vie légère auxquels messire Satan n’était pas convié ; mais il trouvait toujours sa part et souriait de l’aubaine.

En vain, les curés qui s’étaient succédé dans la paroisse avaient-ils conjuré, exhorté, menacé cette jeunesse frivole ! En vain, les jeunes filles devenues mères devaient-elles faire leur quarantaine le dimanche, à l’église, devant l’autel de la Vierge ! La passion de la danse avait été si fortement transmise par les générations précédentes que c’était une maladie incurable, atavique ; la honte des aînées exposées publiquement aux regards de la foule, pas plus que les paroles du prêtre n’avaient le don de détourner de son péché mignon cette jeunesse incorrigible.

Les deux saints patrons voyaient différemment la chose.

Saint Jean-Baptiste, mieux au courant des besoins du monde que son austère confrère, ne se souciait pas de crier dans le désert ; il l’avait fait autrefois, son temps était révolu, il se tenait coi. Il lui arrivait bien, par-ci, par-là, de glisser un coup d’œil dans la salle de danse, mais c’était plutôt par curiosité. Et se rappelant les danses autrement lascives d’Hérode et d’Hérodiade, il pardonnait et ne disait rien.

Saint Antoine, par contre, criait au scandale et regrettait l’heureux temps où il vivait dans son ermitage. Une année où les fredaines de la jeunesse avaient dépassé la mesure, le vieil ermite ne se contint plus et, la barbe au vent, courut tout d’un trait frapper à la porte du repaire d’un valet de Lucifer.

Pan ! Pan ! Pan !

– Holà ! Messire Satanas !

– Que me veut-on ? cria du dedans une voix cassée et éraillée.

– J’ai besoin de toi pour une besogne importante qui te rapportera gros. Allons, sors ! et dépêche-toi !

 

 

Bagnes, vallée de légendes

 

A l’instant, une figure hideuse, décharnée, ridée, parcheminée, fendue par une large bouche laissant apercevoir une double rangée de dents aiguës, apparut entre deux grosses pierres. Ses yeux obliques, effrayants à voir, lançaient des flammes et les cornes, dont son front était armé, projetaient des lueurs phosphorescentes. Une longue barbe de bouc terminait son menton en pointe et tombait en volutes sur sa poitrine velue, tandis que deux larges oreilles, effilées comme des épées à leur sommet, limitaient à droite et à gauche cette face effrayante.

Bientôt un corps efflanqué, voûté, bossu, difforme, d’une maigreur qui faisait ressortir toutes les saillies des os, se hasarda hors de son antre ténébreux.

– C’est toi, Antoine ! dit le démon avec l’accent du plus profond étonnement. Il faut que les temps t’aient bien changé pour que tu viennes me rendre visite. Que dirais-tu si je te recevais comme tu le fis avec moi lorsque tu vivais dans ta solitude ?

– Satan ! dis-moi, as-tu besoin d’âmes humaines ?

– Eh mais ! n’es-tu plus l’ermite Antoine ? s’écria le démon étonné d’une telle question.

Mais le saint, tout à sa pensée, continua :

– Ecoute. Ce soir, à minuit, prends un rocher, précipite-le sur le village du Levron ; tu pourras compter les victimes ; elles t’appartiennent. Mais, si tu ne réussis pas dans ta besogne, tu quitteras le pays et n’y reparaîtras plus jamais.

L’accord fut conclu entre les deux parties, le saint regagna sa niche dans la chapelle et le démon rentra dans son antre.

Dès la nuit tombante, on aurait pu voir le diable explorant en tous sens l’alpage du Lein, en quête d’un rocher assez gros pour faire la besogne à laquelle on le destinait. Enfin, il trouva son affaire, s’assit dessus, caressa sa barbiche et ricana d’une sinistre façon :

– Ah ! ah ! gens du Levron ! depuis assez longtemps je vous guette et vous épie. Je vais vous préparer un bon petit feu de braise pour chatouiller vos nerfs ! Une danse nouvelle, à laquelle vous n’êtes pas préparés, vous attend ! Ah ! ah ! ah !

A l’heure convenue, le démon chargea le rocher sur ses épaules et se mit en route. Il devait remonter une pente assez raide avant d’atteindre le col, mais malgré son pesant fardeau, il marchait allégrement, savourant d’avance son prochain triomphe.

Encore quelques minutes et le bloc va rouler sur les malheureux habitants qui, sans défiance, valsent encore dans la salle de bal. Le col est là, à deux pas, on l’aperçoit à travers la clairière ; aussi la face diabolique s’illumine et s’épanouit.

Mais !… qu’y a-t-il ? Satanas a failli trébucher et, pourtant, il n’a heurté aucune pierre du chemin ; puis sa charge lui paraît beaucoup plus lourde… Encore un choc ! et les jambes du démon flageolent sous le poids. Il avance pourtant, mais son front ruisselle et son corps est plié en deux. Voilà qu’il ressent tout à coup une nouvelle secousse suivie d’une autre encore ; c’est maintenant un véritable assaut qui se livre sur son dos, à son insu. Le fardeau devient si lourd que la pierre s’écrase sur son échine ; le démon chancelle, laisse choir le rocher et s’enfuit en rugissant.

Que s’est-il donc passé ? Quel a été le bon génie protecteur du village, plus fort que Lucifer et que saint Antoine ? Voici :

Malgré le petit péché qui irritait si fort l’austère saint, les gens du Levron exerçaient envers tous les malheureux la plus large hospitalité. Et c’est par centaines que les mendiants venaient chaque automne frapper aux portes et toutes les mains s’ouvraient pour eux. C’est cette vertu qui avait sauvé les habitants.

En effet, Saint Jean avait eu connaissance du dessein de son confrère et il s’était promis d’en empêcher l’exécution. Il avait fait appel aux âmes de tous les pauvres secourus par la charité des gens. Elles étaient arrivées en nombre et toutes, les unes à la suite des autres, avaient sauté sur le rocher ; comme elles avaient apporté les aumônes offertes jadis par les Levronins, le bloc était devenu si lourd que Satan perdit la partie et s’enfuit assouvir sa rage impuissante dans les rochers de la Pierre à Voir où, nuit et jour, il roule d’énormes blocs dans de vertigineux précipices.

La pierre qui devait être fatale au village du Levron est là, comme un monument irrécusable du pouvoir de la charité ; à sa partie inférieure, elle est percée d’une excavation dans laquelle on remarque très bien, dit-on, l’empreinte des vertèbres du démon. Les gens du Levron gardèrent une dent contre saint Antoine. Comme sa chapelle tombait en ruines, ils en édifièrent une nouvelle qu’ils placèrent sous le vocable de Saint Jean ; on ne danse plus guère à cette fête patronale ; par contre, à la Saint-Antoine, on se divertit trois jours durant à la barbe du saint.

 

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