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A la découverte des contes

... Le petit pré de Tiesch ...

Seuls vestiges des temps passés, les ruines du château de Norantola s’élèvent dans le val de Misox. On remarque, tout près de là, un petit pré rond dont l’herbe est bien plus belle et bien plus verte que dans la campagne environnante. Et l’on se demande pourquoi la nature s’est penchée avec autant de sollicitude sur ce petit bout de pré pour le faire fructifier.
A peine le printemps a-t-il sonné à la porte que le petit pré se couvre de mignonnes perce-neige nacrées, d’innombrables pâquerettes, de violettes odorantes. C’est un vrai régal pour les yeux. Le paysan qui, au mois de mai, arrive, sa faux sur l’épaule, devant le petit pré embaumé, hésite à couper les tiges fines et à les mélanger au foin ordinaire. Et les vaches, redescendues de l’alpage, préfèrent avant tout brouter ces herbes délicates, plus vertes, plus savoureuses, plus parfumées que les autres. Et en hiver, quel éblouissement ! Car la neige, qui scintille aux rayons du soleil sur le petit pré, dessine une tache plus éblouissante qu’ailleurs. On dirait qu’une main inconnue y a semé d’innombrables diamants.
Voici ce que raconte aux promeneurs curieux, lesquels remarquent le petit pré, l’aïeule qui connaît toutes les vieilles légendes et qui est assise auprès de l’âtre dans la cuisine délabrée. Il y a longtemps, très longtemps de cela, d’affreuses sorcières vivaient encore dans nos contrées. Laides à faire peur, elles avaient de longs cheveux embroussaillés, un regard méchant, un gros nez crochu sous lequel pointait une unique dent jaune. Comme aux épouvantails, des haillons pendaient à leurs corps osseux. Elles répandaient la terreur partout où elles apparaissaient. Gare à ceux qu’elles croisaient en chemin ! Ils tombaient si gravement malades que personne ne pouvait les guérir. On racontait que ces sorcières s’étaient alliées avec Satan qui leur avait appris ses tours les plus diaboliques.
Durant les belles nuits de juin, alors que les lucioles dansaient, pareilles à des étoiles dorées sur la prairie sombre, les sorcières se rencontraient dans les clairières pour leur sabbat. A califourchon sur leur balai, elles arrivaient comme un ouragan. Et, sur leur passage, les branches des sapins, fouettées par le vent, se tordaient en gémissant. Elles allumaient un grand feu et dansaient autour comme des possédées. Leurs longues chevelures tourbillonnaient dans l’air et leurs robes se déchiraient aux épines. Mais elles n’y prenaient pas garde et continuaient leur sarabande. Puis, tout à coup, elles enfourchaient leur manche à balai et disparaissaient dans la nuit aussi vite qu’elles étaient arrivées et regagnaient leurs sombres cavernes dans la montagne. Et là, elles restaient tapies jusqu’à ce que l’envie les reprît de se réunir pour un nouveau sabbat… Ces sorcières se donnaient aussi rendez-vous la nuit, aux alentours du château de Norantola, pour leurs danses échevelées. Elles tenaient ensuite des conciliabules au cours desquels, ricanantes, elles discutaient sur les moyens d’occasionner le plus de désastres possible. Alors les paisibles habitants de la contrée s’enfermaient à double tour dans leurs maisons et priaient le Ciel de les préserver du malheur.
Personne ne savait exactement d’où venaient ces sorcières. D’aucuns prétendaient que c’étaient les plus méchantes femmes des villages voisins qui avaient signé un pacte avec le diable.
« O bonne sainte Vierge, priaient-ils, protégez-nous ! » Et l’on évitait de se trouver dans le voisinage de la forêt hantée. Et l’on ne quittait plus sa demeure après que l’angélus, sonnant au clocher de l’église, avait annoncé la venue de la nuit et du repos. Un jour cependant, la joyeuse Lia, une jeune fille du village, dut se rendre au soir tombant au chevet d’une parente malade qui demeurait de l’autre côté des lieux maudits.
Tremblante, Lia rassembla tout son courage et prit le chemin de la forêt. La nuit était belle et les étoiles, piquées dans le ciel sombre, brillaient amicalement. On n’entendait, dans le silence nocturne, que le bruit des soccolis sur le sentier pierreux. Tout à coup, un sifflement long et aigu déchira l’air tranquille et un vent furieux secoua avec rage les arbres de la forêt. Figée sur place par la peur, Lia écarquillait les yeux pour percer les ténèbres. Mais avant qu’elle ne réalisât la nature du danger mystérieux qui la menaçait, une bande de sorcières surgit. En dansant sur leur balai et en crachant de colère comme les chats, elles entourèrent la jeune fille et resserrèrent le cercle autour d’elle en essayant de l’attraper pour l’entraîner dans leur ronde infernale… Lia tenta d’appeler au secours. Mais en vain, car aucun son ne sortait de sa gorge. Qu’allait-il advenir d’elle ? Dans un suprême effort, elle put enfin supplier: « Aidez-moi, sainte Madone, Aidez-moi ! »
Et le miracle s’accomplit. Un ouragan fouetta et emporta les sorcières, tandis qu’une main invisible arrachait la jeune fille de la ronde ensorcelée.
Au matin, la mère de Lia trouva son enfant paisiblement endormie sur le pré de Tiesch, au milieu des grandes herbes odorantes qui la cachaient et la protégeaient.
Depuis cette terrible nuit, Lia, reconnaissante, fit amitié avec le petit pré sur lequel elle avait été si miraculeusement sauvée. Elle lui voua tous ses soins et, en peu de temps, il fut plus vert, plus beau, plus magnifiquement fleuri que les autres.
Des années passèrent. Lia se maria et devint une heureuse mère puis, plus tard, une bonne grand-mère courbée vers la terre. Mais, sa vie durant, elle n’oublia jamais le petit pré. On pouvait la voir, toute petite et toute bossue, grimper le chemin pierreux. Ses jambes ne la portaient plus guère. Mais elle allait courageusement, avec son râteau sur l’épaule et son seau d’eau à la main. Elle est morte il y a longtemps, mais le petit pré rond de Tiesch fleurit et prospère comme autrefois. Car Lia, pareille à un doux ange du Paradis, redescend sur terre et soigne son cher pré avec le même amour, la même reconnaissance que jadis, quand les méchantes sorcières vivaient encore dans le val de Misox.

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