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Discovering stories

... Thieves cows ...

Jules Gross RCL Ardon et Chamoson, Ediitions A la Carte

 

C’est dimanche, c’est dimanche, répètent les échos rieurs, et ce chant joyeux des cloches monte d’un pas allègre jusqu’aux alpages verts pour dire aux pâtres :

« Savez-vous la bonne nouvelle, c’est dimanche, c’est dimanche. »

Les belles cloches d’Ardon sonnent à toute volée, les cloches sonores carillonnent, les cloches saintes chantent, le gros bourdon, de sa voix grave et puissante, les petites cloches de leur voix argentine et claire, toutes les cloches d’Ardon chantent : c’est dimanche, c’est dimanche.

Là-bas dans la plaine, les paroissiens des deux châtellenies d’Ardon et de Chamoson vont ouïr la messe à l’église d’Ardon. Chamoson, presque englouti sous un éboulement, n’est plus qu’un modeste village et n’a pas encore pu reconstruire son église.

Les cloches sonores et riantes gazouillent comme des hirondelles ; les pâtres comprennent leur langage ; elles disent : pendant que là-bas dans la plaine les hommes font vibrer les douces mélodies du vieux plain-chant, vous, agenouillés sur l’herbe et regardant la vieille église, unissez-vous aux prières de votre femme et de vos enfants, assistez de loin à la messe. La petite cloche tinte, la messe commence.

Tous sont là, près du chalet, à l’exception du vacherou (premier vacher) qui surveille les vaches au sommet du pâturage. The vacherou prie aussi, la tête nue, son pater (chapelet) à la main. Et d’autres clochers, ceux de Nendaz, de Saillon, de Conthey, la petite ville savoisienne, de Fully tout ceinturé de belles vignes, laissent monter jusqu’aux pâtres leurs sonneries claires dans l’air tiède de ce beau dimanche de juillet. Les vaches égayées par tous ces carillons, veulent y répondre et agitent leurs sonnailles. Dig din don, disent les cloches saintes, drelin, din, din font les clarines claires des belles vaches… Moreine, la plus belle, la reine du troupeau, une superbe vache noire avec une étoile blanche au milieu du front, Moreine lève tout à coup la tête avec inquiétude ; elle regarde là-haut, vers le sommet de la montagne, elle regarde avec ses grands yeux songeurs. La belle vache semble dire :

– Maître Pirro, n’entendez-vous pas ?

Not, Pierre le vacherou, à genoux sur l’herbe verte, n’a rien entendu. Il pense à sa femme Guillime et à ses huit enfants. Ils doivent être à l’église à cette heure et il prie pour sa bonne « marraine » pour tous ses enfants, pour Guillaumette l’aînée si gente et si rieuse, pour Théodule qui est déjà un fort luron. Il les nomme dans sa prière par rang d’âge et de taille jusqu’à la petite Hugonette qui a de si jolis yeux bleus et qui chantonne toute la journée comme un pinson.

Not, maître Pirro n’a rien entendu. Moreine s’agite et les autres vaches se demandent :

– Que voit donc la reine ?

Moreine pousse un long rugissement et vingt vaches lui font écho.

Le vacherou regarde enfin. Horreur ! voilà une trentaine d’hommes armés de piques, d’arbalètes, de haches et d’épées qui accourent, et avant qu’il ait eu le temps de fuir, deux solides gaillards l’ont bâillonné pour l’empêcher de donner l’alarme, et les bandits lui lient les bras et les jambes.

Un des voleurs veut le tuer, mais l’autre dit :

– Non, on peut avoir besoin de lui pour emmener la vacherie. Je connais les vaches, elles ne suivraient pas des inconnus.

Cette troupe de malandrins qui a franchi le Pas-de-Cheville s’approche du chalet, et les pâtres tournés pieusement vers l’église n’ont pas le temps de fuir. Tous sont massacrés sans pitié au moment où, là-bas, la cloche tinte et annonce le moment solennel de la consécration. Et les bandits poussent des cris de joie, ils blasphèment, ils piétinent les cadavres sanglants des pauvres pâtres.

Le crime accompli, ils visitent le chalet pour voir s’ils y trouveront des sols mauriçois. Peu d’argent, mais du moins des provisions en abondance, et ils se gorgent de beurre frais et de fromage gras.

Les voilà maintenant qui remontent vers la vacherie. Ils essayent d’entraîner le troupeau, mais la vacherie ne se met en route qu’à la suite de la reine, et celle-ci n’avance pas si maître Pirro ne la guide point. Les brigands se décident donc à rendre la liberté au vacherou… Il voit alors, là-bas, ses camarades massacrés, mais il a le courage de se taire ; un projet a germé dans sa tête.

– Je veux bien conduire le troupeau, dit maître Pirro, mais auparavant je veux boire du lait, car je meurs de soif. Apportez-moi un « seillon ». Un des brigands revient bientôt avec le « seillon » de mélèze rouge, empli jusqu’au bord d’un lait crémeux qui sent bon la gentiane et la vanille. Le vacherou boit avec délice le lait parfumé, puis il mêle au lait une herbe magique…

– Et vous, ne voulez-vous pas boire de ce lait délicieux ?

Tous se laissent tenter, et les voilà qui commencent à bâiller, et bientôt ils s’affalent sur le pré et dorment à poings fermés.

 

Le vacherou escalade en courant le Haut-de-Cry. Il lance un appel avec sa longue toube de bois, sa toube qu’on entend à trois lieues. Les gens d’Ardon et de Chamoson sortent en ce moment de l’église. Il est près de midi. Le curé a fait un beau sermon.

Le bon curé d’Ardon est d’avis qu’il ne vaut pas la peine de monter en chaire pour moins d’une heure, et parfois il prêche pendant cinq bons quarts d’heure. Il a tant de recommandations à faire, le bon vieux curé, et parfois il se répète ; il faut que les vérités se gravent profondément dans la mémoire. Aujourd’hui il a prêché très longtemps, et il a été bien inspiré de parler si longuement. Au moment où la foule quitte l’église, les gens de Chamoson et d’Ardon peuvent entendre maître Pirro qui chante dans sa toube. Il ne se contente pas de chanter, il parle dans sa toube ; de sa voix puissante il appelle sa femme :

– Guillime, Guillime, Guillime !

La bonne « marraine » entend son nom et elle se réjouit en reconnaissant la voix de maître Pirro, son mari, et les petits enfants claquent des mains et sautent comme des cabris en entendant cette voix aimée.

– Tiens, disent les gens de Chamoson, voilà un bon mari ; il salue de loin sa femme et se languit loin d’elle.

La voix lointaine reprend :

- Listen, Guillime, écoute Pirro, ton mari. Des brigands d’au-delà des monts sont venus ; ils ont tué tous les pâtres. Seul je suis encore en vie. Avec une herbe qui fait dormir, je les ai rendus impuissants pour quelques heures. Guillime, dis aux hommes de Chamoson de monter nombreux avec des armes.

Le vacherou se couche, épuisé. Les veines de son cou ont sauté, tant il a chanté fort dans sa toube. Un flot de sang jaillit de sa bouche. Les hommes de Chamoson s’en retournent chez eux à pas de course pour prendre leurs armes. Des amis d’Ardon sont les premiers à s’armer. Ils grignotent en marchant un morceau de pain noir et ils commencent à escalader la pente. Il fallait voir avec quelle ardeur ils grimpaient le sentier roide, bordé de fougères : on aurait dit des chèvres qui montent au pâturage, on aurait cru des chamois poursuivis par des chasseurs. Tous les hommes valides des deux châtellenies d’Ardon et de Chamoson veulent être de la partie et les « marraines », et les jouvencelles, et les « matons », et les « matettes », tous grimpent à perdre haleine. Quand les hommes arrivèrent près de la vacherie qui broutait paisiblement, ils trouvèrent les bandits dormant encore à poings fermés.

Vous devinez qu’on en fit sur-le-champ grand « chapple ».

Guillime, it, avec son fils aîné, courut à la recherche de maître Pirro. Le soir tombait quand elle le découvrit couché et immobile au sommet du Haut-de-Cry…

On descendit le héros sur une civière de branches de sapin. Il fallut des semaines pour que maître Pirro recouvrât la santé… Mais il ne put onc chanter désormais dans sa toube…

Depuis ce jour, on donna des armes aux pâtres pour se défendre en cas d’agression future, mais on ne revint plus jamais les inquiéter.

Un des brigands, paraît-il, s’était éveillé avant les autres, et ne pouvant les tirer de leur sommeil, il s’était caché au sommet du pâturage, derrière le « rocher noir », et il avait tout vu. Il s’en retourna au-delà des monts et raconta comment l’expédition avait lamentablement fini.

 

 

 

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